Fenêtre sur Hodler. Episode 1: Alexandra Roussopoulos
Alexandra Roussopoulos a été la première invitée de Fenêtre sur Hodler, un programme curatorial dans mon salon. Pendant deux ans, en 2022 et 2023, j'habite un petit appartement à Genève. De mes fenêtres, je vois le premier atelier de Ferdinand Hodler, peintre mythique en Suisse. En février 2023 s'ouvre la première Fenêtre sur Hodler, un programme curatorial dans mon salon. Chaque artiste est invité à présenter un travail récent, jamais montré à Genève, et à faire une rapide présentation de l'ensemble de son oeuvre sur un ou deux soirs. Pour chaque artiste invité, j'écris un texte qui mêle souvenirs personnels et éclairage d'oeuvre. L'accrochage perdure quelques semaines. La première Fenêtre sur Hodler s'ouvre avec Alexandra Roussopoulos, artiste franco-suisse d'origine grecque.
Fenêtre sur Hodler #1
11-12 février 2023
Alexandra Roussopoulos
« La peinture est une échappée, une projection qui m’emmène dans un ailleurs,
un espace indéfinissable dans lequel personne n’habite. »
Alexandra Roussopoulos, 2014[1]
Au tout début des années 2000, Carole Roussopoulos me présente sa fille Alexandra. Elle a tout juste 30 ans et elle expose des dessins et des peintures à Sion. On se rencontre sur une terrasse, c’est informel et joyeux.
Parmi les premières œuvres que je vois d’Alexandra, je me souviens de petits carnets remplis de figures géométriques abstraites. Je comprends ces dessins comme des gammes de coloriste, ou des longs poèmes consacrés à la couleur. Alexandra travaille chaque jour sur ses carnets qu’elle emmène partout avec elle. Parallèlement elle peint « en grand » des toiles aux contours sinueux. Certains y voient des nuages, d’autres des flaques. Elles me rappellent la famille Barbapapa, ces gros personnages souriants et colorés aux volumes extensibles. Alexandra découpe et assemble des châssis de bois sans angle sur lesquels elle tend des toiles presque monochromes dans des dégradés pastels. De son art, je retiens à ce moment la couleur, la fantaisie et la légèreté.
Moins de dix ans plus tard, les formes organiques d’Alexandra se glissent dans des espaces clos imaginaires. Les peintures creusent des espaces qui pourraient être des galeries, des églises ou des musées. Les œuvres sont disposées comme dans une exposition. La peintre leur donne des cadres blancs et saillants qui accentuent encore l’effet de la perspective. On assiste à une infiltration en douceur dans un monde de l’art fantasmé.
Géométrie sensible
Peu à peu, les formes d’Alexandra Roussopoulos se complexifient, se déplient comme des éventails, osent tous les chatoiements, les combinaisons de couleurs les plus raffinées et les plus inattendues. De grands monochromes s’étirent comme des peaux ou des surfaces lunaires dans des géométries audacieuses. Ce sont les robes couleur de temps de Peau d’âne, les fonds miroitants de la Méditerranée, des levers de lune sur le désert de Tunisie. Les formes prennent leur liberté sur la toile ou le papier, s’échappent dans des espaces diaphanes où elles s’étirent et se dissolvent jusqu’à sembler devenir mer, rochers, plages. Ces peintures entre abstraction et figuration conduisent dans un ailleurs fantomatique ; une nouvelle étape dans la conquête de l’espace.
Il arrive qu’Alexandra et moi, on ne se voie pas pendant plusieurs mois, parfois plusieurs années. Elle multiplie les séjours en résidences d’artistes, Slovénie, Irlande, et surtout l’Algérie, un pays avec lequel elle se découvre de profondes affinités. Elle crée elle-même une résidence à Spetses, en Grèce. Chaque voyage fait évoluer son art qui s’ouvre à d’autres palettes de couleurs, à d’autres impressions atmosphériques et à d’autres techniques.
À Beijing où elle est invitée à plusieurs reprises, l’artiste encolle des papiers sur la toile pour donner à ses paysages cet aspect brumeux qui rappelle la peinture de paysage traditionnelle chinoise, et l’épais brouillard qui baigne désormais la ville. Les formes deviennent dures, tranchantes, laissant deviner les traces éprouvantes de deux mois d’isolement dans un atelier de la banlieue pékinoise.
Son travail se développe de manière profondément organique. Il laisse une part au bricolage et à l’expérimentation. Il reflète l’émotion des rencontres et des lieux traversés. Ce sont les traces visibles d’une vie dédiée à déchiffrer le monde sensible.
Avant même d’entrer dans des écoles d’art à Londres, puis aux Beaux-arts de Paris, Alexandra Roussopoulos côtoie de nombreux intellectuels, cinéastes, écrivains, journalistes, artistes qui fréquentent la maison de ses parents, Paul et Carole.
Paul, peintre et physicien, quitte la Grèce en 1947 pour échapper à la répression dont sont victimes les communistes et s’installe à Paris. Carole, issue d’une famille de banquiers valaisans, prend le large, passe par le journalisme de mode avant de devenir une vidéaste engagée. Deux émigrés, deux passionnés du combat politique et des droits humains. De cette enfance peu conventionnelle, Alexandra garde aussi une ouverture aux autres et au collectif. Chez elle, à Paris comme sur l’île de Spetses, elle invite des artistes pour des collaborations, des résidences et des expositions. Ces rencontres l’amènent à d’autres moyens d’expression, telle la céramique qu’elle pratique désormais régulièrement. Mais toutes les techniques qu’elle utilise sont au service de la peinture, que ce soit la vidéo, les collages, les tapis ou les foulards qu’elle est invitée à éditer sous différents labels. L’artiste joue avec des « surfaces planes recouvertes de couleurs en un certain ordre assemblé », pour paraphraser Maurice Denis.
Le verre
La peinture sous verre vient encore élargir ce jeu entre la couleur et le support. Sur cette surface lisse, transparente et brillante, les pigments glissent, se superposent, s’agglutinent, coulent. Maîtrise de la main et abandon au hasard. Ce matériau bon marché s’est imposé sur l’île de Spetses, faute d’autre chose. La peintre s’adapte encore une fois à ce qu’elle trouve, le verre, ou avant cela des toiles de sérigraphie dénichées aux Puces, ou encore du papier de riz en Chine.
Le verre lui plaît peut-être aussi par la multitude d’histoires qu’il raconte, en Grèce en particulier où les plus modestes chapelles peuvent avoir leurs icônes peintes sous verre. Ces surfaces lisses sont utilisées comme support par les peintres depuis l’Antiquité. Art savant à la Renaissance, collectionné par l’aristocratie, la peinture sous verre devient populaire au XVIIIème chez les bourgeois, avant de conquérir les milieux paysans au XIXème siècle. La mode est alors aux portraits et aux sujets religieux. Mais la surface lisse du verre convient aussi parfaitement aux paysages et aux effets atmosphériques. Avec cette thématique, la peintre renoue avec une tradition de peinture sous verre ancienne et savante, très répandue en Suisse à l’époque rococo.
La couleur est posée au dos du verre, dans un processus inversé par rapport à la peinture sur toile : la première couche reste toujours visible, les couches successives venant s’ajouter au dessin par soustraction et non par addition. Ou pour le dire autrement, l’artiste commence par les détails du premier plan et finit par le fond. On obtient des couleurs vives et fraîches, magnifiées par la surface brillante du verre.
Pour la peintre, c’est aussi l’étape la plus récente d’un développement qui a toujours cherché à libérer la forme, et qui dorénavant s’exerce dans ces réminiscences de paysages inspirés par la Grèce, les Alpes valaisannes et les rives du Léman. Car Alexandra Roussopoulos a des liens forts avec le paysage lémanique et Genève où vivait sa grand-mère, rue du Puits-Saint-Pierre, à quelques mètres d’où je vis désormais, face à la verrière de l’atelier de Ferdinand Hodler au 35 de la Grand-Rue.
Ferdinand Hodler (1853 Berne-1918 Genève) emménage dans ce premier atelier genevois en 1881. Je l’imagine sur les toits, où il joue de la guitare, peint ses modèles (car l’atelier n’est pas si grand) ou dessine, comme le raconte son ami Albert Trachsel[2]. Un de ses dessins montre la façade de l’immeuble, avec les trois fenêtres de mon petit appartement. Mais souvent, il tourne son regard vers la rade et le lac[3].
Au cours de sa vie, Hodler réalise plus d’une centaine de peintures du Léman. C’est un paysage-monde qui s’offre au regard, du lac au ciel, des Alpes jusqu’aux coteaux du Chablais, dans lequel il développe sa théorie du parallélisme, soit « toute sorte de répétition de forme, associée à des répétitions de couleurs.[4] »
En voyant les premières peintures sous verre d’Alexandra Roussopoulos, je me suis rappelé les paysages hodlériens. Il s’agissait d’océans autant que de lacs, de brouillard sur des mers de glace peut-être, d’étendues horizontales aux contours indiscernables. Et quand Alexandra passe quelques mois en Valais en 2021 pour préparer une exposition à Saint-Maurice, elle peint une série de petits paysages sous verre très inspirés par les Alpes. Rien n’est exact, mais pourtant c’est l’évidence, ces massifs montagneux nous ramènent en Valais, un Valais panoramique, comme vu à vol d’oiseau.
La mémoire
Le paysage peint relève de cette « cosa mentale » chère à Léonard de Vinci, une représentation du monde qui matérialise une idée, une mémoire, des émotions. Ces paysages ne sont ni génériques, ni cartographiés. Ils nous ramènent au Léman, à la Grèce, en Valais, mais sans qu’on puisse identifier un lieu précis, un relief particulier, un rivage défini. Les images sont tributaires des accidents, des coulures, des craquelures, du hasard et pourtant elles nous évoquent des lieux visités. Ainsi en arrivant à Spetses, sur l’île d’Alexandra, j’ai « reconnu » les plateformes bétonnées qui structurent certaines criques perdues où la peintre aime se baigner.
Alexandra Roussopoulos dit de ses paysages qu’ils restituent une émotion, et que cette émotion est plus forte sans présence humaine. Pour les peintres romantiques, tels Caspar David Friedrich (1774-1840), le personnage au premier plan est le spectateur ; nous regardons le paysage à travers ses yeux. Ferdinand Hodler évacue la présence humaine, il n’y a plus de filtre entre nous et l’expérience de la nature. La narration s’efface au profit de l’émotion. Hodler écrit vers 1892-1894 : « Si le peintre veut émouvoir et saisir par son paysage, il n’y mettra point de figures.[5] » Le peintre se concentre sur les lignes du tableau, son dessin, sa lumière, ses couleurs, bref sur tout ce qui contribue à en « augmenter l’effet émotif. [6] »
Avant même d’avoir lu Hodler, Alexandra Roussopoulos dit exactement la même chose, « la figure raconte une histoire et empêche le spectateur de se projeter et de ressentir ses propres émotions. [7]» Ces paysages qui nous évoquent le Léman, sont-ils issus d’expériences d’adulte ou de souvenirs d’enfance devant les peintures du Genevois, quand Alexandra visitait le Musée d’art et d’histoire avec sa grand-mère ? Cette théorie n’est pas si étrange si on accepte l’idée que le paysage est une construction qui passe par la mémoire, et en particulier la mémoire culturelle[8]. Nous constituons notre réservoir personnel d’images en fonction de nos expériences, de ce qu’a vécu notre corps dans la nature et des impressions (heureuses) que nous en avons eu. Et dès lors, il n’est pas absurde de penser que les sensations venues de l’enfance sont celles qui sont restées les plus vives, comme ces images de « lacs », de « mers » et de « rivages » qui traversent les peintures d’Alexandra Roussopoulos. C’est cette archive d’images plus ou moins conscientes qui nous paraît guider la main de la peintre dans ces paysages qui se situent entre l’abstraction et l’écriture automatique.
L’art du paysage fait appel à la perspective et à l’architecture. Il s’agit de percer une trouée dans l’espace plat de la peinture, d’ouvrir une fenêtre sur le monde, et de structurer l’image par un système de lignes horizontales et verticales. Chez Alexandra Roussopoulos, l’horizon prend toute la place. Les verticales disparaissent presque complètement au profit de bandes horizontales de couleurs diaprées, subtilement fondues. La terre y touche au ciel. Souvent, le regard embrasse un large panorama, comme vu à travers la vitre d’un train, un peu flou au premier plan, plus net dans le fond. Devant certaines images surplombantes, l’impression s’accentue encore d’être sur la ligne du Simplon, en route vers le Valais, le regard effleurant à peine la surface polie du lac.
Véronique Ribordy
[1] Entretien réalisé pour L’Échappée belle, exposition au Musée d’Art et d’Histoire de Neuchâtel, 2015, commissariat Véronique Ribordy sur une invitation d’Antonia Nessi.
[2] Albert TRACHSEL, Souvenirs concernant Ferdinand Hodler, éditions Notari, Genève, 2021.
[3] Ferdinand Hodler, Les toits de Genève vus de l’atelier de la Grand-Rue, 1881/1890, Collection privée.
[4] F. Hodler, « De l’œuvre », in Diana BLOME et Niklaus Manuel GÜDEL, Ferdinand Hodler Écrits esthétiques, éditions Notari, 2017, p.243. Fragment de texte daté de 1908.
[5] Blome Güdel, op.cit., p.128.
[6] Blome Güdel, op.cit., p.127.
[7] Discussion avec Alexandra Roussoupoulos, Genève, janvier 2023.
[8] Michael JAKOB, Le Paysage, éditions InFolio, Gollion, 2008, réédition 2013, p.30 et ss.

