Fenêtre sur Hodler #2
30 mars et 1er avril 2023
Caroline Von Gunten
« Mes narrations durent dans le temps ; chaque objet devient un acteur qui peut jouer dans plusieurs pièces »
Caroline Von Gunten, 2022
J’ai rencontré le travail de Caroline pas tout à fait par hasard, puisqu’il s’agissait d’écrire sur les nouveaux diplômés de l’école d’art du Valais. Elle faisait partie d’une volée honorable, plusieurs étudiants continuent de travailler dans le domaine artistique, certains avec beaucoup de succès. Et pourtant je me souviens surtout de son travail. Dans la lumière blanche des anciennes halles Usego de Sierre, une maison pâle, tricotée un peu maladroitement, imposait sa silhouette brinquebalante. C’était comme le fantôme d’une cabane de conte de fée, dessinée par un enfant, suspendue de guingois et dont on ne savait dire si elle atterrissait ou s’envolait. La cabane de 2012 trouve un écho dans les coussins colorés de 2023, présentés avec une série de dessins et de céramiques pour la première fois à Genève.
Après son diplôme à l’École d’art du Valais[1] en 2012, elle a terminé un Master à Bâle, obtenu plusieurs bourses et prix, ouvert deux espaces d’art indépendants à Bâle (FAQ Galerie) et Berne (Galerie 3000) où sont présentées régulièrement des expositions, tout en montrant son travail dans de nombreuses villes suisses.
Caroline von Gunten est née en 1979 à Interlaken, ce qui lui fait dire qu’elle est venue tard à l’art, à 29 ans, après une formation dans le domaine social. Elle vit aujourd’hui à Berne et partage un espace de travail avec d’autres artistes dans la banlieue de Kehrsatz. C’est chaleureux et convivial, avec des espaces communs pour manger et tester les travaux en cours. Son atelier est rempli de dessins, tissus, peintures, blocs de terre en attente de la main de l’artiste, et le sol est souvent jonché des jouets de son fils, comme une extension de sa production.
Caroline a une pratique de plasticienne avec une prédilection pour des matériaux pauvres, comme la terre, le tissu, la corde, etc. Ses sculptures sont sensuelles et ludiques ; elles peuvent être sonores, laissant échapper des sons ou de l’eau, car Caroline von Gunten est également clarinettiste, et le souffle fait partie de son univers au même titre que le dessin ou le modelage. Son travail ouvre une réflexion sur le corps, l’importance du toucher, de l’ouïe, de l’échange dans notre société post-Covid.
Ces derniers mois, elle a produit une série de dessins de mains. L’absence de toucher pendant la pandémie a fait émerger une large réflexion sur la main, et la bouche, comme vecteurs de communication.
La plasticienne commence souvent avec des dessins, c’est un entraînement journalier pour lequel elle a mis en place des stratégies : toujours garder le premier jet, ne pas se juger, écouter des livres audios pour libérer le geste. Il s’agit de « dés-aprendre à dessiner ». Elle raconte : « Quand j’ai commencé l’école d’art à Sierre, j’ai eu le syndrome de l’imposteur pendant les premiers mois. J’ai mis du temps à réaliser qu’il y a d’autres chemins que le dessin pour être artiste ». Elle dit de la peintre bâloise Silvia Bächli qu’elle l’a beaucoup influencée. Comme elle, von Gunten cherche l’énergie du dessin, s’applique à « laisser de l’espace autour du trait, ne pas tout dire, accepter les défauts, ne pas mentir ». Ses dessins presque bruts, faussement naïfs, dégagent une forte intensité. Le geste est affirmé, la couleur s’impose sans retenue. Chaque motif est ensuite décliné sur toutes sortes de supports. La terre est un matériau de prédilection. Elle la travaille avec énergie.
Sa série de fourchettes émaillées est sa dernière variation sur le thème de la main. Dans un ballet de dents tordues, comme autant de doigts, ses fourchettes miment les gestes de la rue : les cornes pour repousser le mauvais œil, ou ce geste étrange qui consiste à insérer le pouce entre l’index et le majeur en fermant le poing. Un ancien geste napolitain de conjuration [2] qui resurgit malicieusement dans les céramiques de la Bernoise.
Il n’existe pas de langage universel des émotions, mais un certain nombre de gestes ou d’attitudes qui seront décodés dans notre milieu culturel [3]. Une suite de signes sera lue différemment selon la combinaison choisie. De même, l’interprétation d’un dessin de von Gunten va changer selon le contexte, la suite de dessins présentée, ou les objets avec lesquels il est mis en relation. « Chaque objet devient un acteur qui peut jouer dans plusieurs pièces ».
Caroline von Gunten utilise le dessin et la couleur pour raconter des histoires. Parfois il s’agit de l’émotion ressentie lorsqu’on touche une main, ou qu’on est empêché de se toucher les uns les autres comme pendant une épidémie. D’autres fois, il s’agit d’émotions reliées à un souvenir, qui vont se traduire par une suite de dessins ou de sculptures, la chaleur d’un brasero, le son d’une clarinette, la douceur d’un tissu, le jet d’une fontaine. On pourrait dire que Caroline von Gunten fait feu de tout bois, à condition que cela éveille en nous quelque chose de primal, d’enfoui. Il s’agit d’atteindre une sorte de langage premier de la narration, de toucher à des émotions venues de l’enfance. Et pour cela, il lui semble qu’il faut désapprendre à dessiner, désapprendre pour revenir à un langage proche de celui des enfants.
À Genève, elle entre en conversation avec un autre Bernois, le peintre Ferdinand Hodler, dont le premier atelier genevois fait face à mes fenêtres. « Il n’est pas toujours si facile qu’il le semble de faire simple [4]»,écrivait Hodler. Von Gunten partage avec l’illustre Bernois le goût de la couleur qui claque, du monumental, des formes débarrassées des « détails insignifiants [5]». Dans un temps marqué par l’isolement et l’absence de contacts, elle traduit dans un langage contemporain ce besoin si fort d'«exprimer ce qui est un pour nous, ce qui nous rend semblables : la ressemblance entre les êtres humains ».
[1] ECAV, aujourd’hui EDHEA, installée à Sierre en Valais
[2] Bruno Munari, Supplemento al dizionario italiano, Corraini Editore, 1963, réédition 2022, p.18
[3] Vinciane Despret, Ces émotions qui nous fabriquent. Ethnopsychologie de l’authenticité, 1999, réédition Points 2022
[4] Diana Blome & Niklaus Manuel Güdel, Ferdinand Hodler Écrits Esthétiques, Editions Notari, Genève, 2017, p.177
[5] Blome & Güdel, op.cit., p.167