Fenêtre sur Hodler. Episode 4: Som Supaparinya

Peu avant de quitter Genève, je lance une dernière invitation à une artiste thaïlandaise. De passage à Genève pour la Biennale de l'Art et de la Nature Urbaine, la vidéaste Som Supaparinya, basée à Chiang Mai, nous présente son dernier film le 27 septembre 2023. Avec Som s'est refermée la quatrième Fenêtre sur Hodler, un programme curatorial qui s'est tenu dans mon salon. Des fenêtres de mon petit appartement, je voyais le premier atelier de Ferdinand Hodler, peintre mythique en Suisse. Comme pour chaque artiste invitée, j'ai écrit pour Som un texte qui mêle souvenirs personnels, en particulier notre rencontre en Thaïlande, et éclairage d'oeuvre.

11/29/20236 min read

Fenêtre sur Hodler 4

27 septembre 2023

 

Som Supaparinya

 

Ma rencontre avec Som se confond avec ma découverte de la Thaïlande. J’ai voulu comprendre ce nouveau pays, l’étudier, le raisonner. Il aurait peut-être fallu faire tout autrement. Se laisser glisser. Ouvrir tous les capteurs et laisser la raison au repos. 

J’ai rencontré Som et beaucoup d’autres artistes grâce à Shukit. Curateur lunatique, Shukit partageait sa vie entre l’Europe et la Thaïlande. En Thaïlande, il jouissait d’une discrète renommée, suffisante pour lui ouvrir toutes les portes. Sa présence avait valeur de sésame. 

 

Chiang Mai, où se repliait Shukit à ses retours en Thaïlande, est LA ville culturelle de Thaïlande. A Bangkok les marchés, le pouvoir et l’argent. A Chang Mai les artistes, leurs ateliers, leurs réseaux. Ça tombait bien. Chiang Mai m’a tout de suite séduite. Bien protégée dans ses murs, facilement parcourable à pied, encore pleine de jardins et de villas middle century (le vingtième), construite en damier autour de ses temples et de ses monastères, elle m’a tout de suite convenu. Pas débordante et bruyante comme Bangkok. Pas ouverte aux courants d’air comme Chiang Rai. Compacte. Avec un fourmillement d’initiatives privées, un musée, des ateliers entre art et artisanat. Une campagne splendide à ses portes. Une vie quotidienne pas encore transformée par les shopping malls. Des marchés, des boutiques, des artisans et pas mal de backpackers en recherche d’exotisme. On était en 2014, Chiang Mai n'est sûrement plus la même aujourd’hui. 

Shukit a ouvert un centre d’art, que je visite, et il ouvre le dialogue. Tout de suite intéressé par la curatrice suisse, à peine arrivée, sans aucun contact, les idées floues sur ce qu’elle cherche. On parle, on se revoit, on discute. Il me propose de rencontrer les stars. Jo. Les autres.

J’habite sur une île, mais je multiplie les voyages à Chiang Mai, à Bangkok, Chiang Rai. Je visite des biennales en Corée, en Chine, au Japon, à Taiwan. Je vais beaucoup à Hong Kong, les foire d’Art Basel Hong Kong, les galeries aussi, et un peu les musées. Je lis ce que je peux trouver sur l’art contemporain en Thaïlande. Je vais à la rencontre des galeristes et des artistes, j’assiste à une performance mémorable de Korakrit Arunanondchai à Bangkok, avant son invitation au Palais de Tokyo à Paris. Mais c’est difficile. J’ai l’impression d’être la millième curatrice à venir les regarder sous le nez, ils ont des projets partout, ils sont célébrissimes, leur art me parait souvent obscur et plein de références que je ne comprends pas. Je mange des trucs au clair de lune avec Rikrit Tiravanija, de retour sur ses terres entre une exposition à la Tate à Londres et une autre au Mexique. Je bois un verre avec Apichatpong Weerasethakul, tout auréolé de son récent prix à Cannes. Je croise la vidéaste Araya Rasdjarmrearnsook, le peintre Mit Jai Inn, on me présente la jeune garde, Piyarat, Ubatsat… 

Et finalement, je rencontre Som. Elle m’invite à suivre une conférence dans un lieu qu’elle dirige, au centre de Chiang Mai.

Som a choisi de se faire appeler par son surnom, plutôt que par son prénom. Elle a étudié en Allemagne et a compris bien vite qu’il faudrait simplifier pour les Européens … Elle est Som, ou jus de fruit en thaï, et son site s’appelle atelier orange. Elle a étudié la peinture en Thaïlande, a appris la vidéo et la photographie toute seule, des médias qui ne sont pas enseignés aux beaux-arts en Thaïlande. Elle a quitté la Thaïlande très jeune pour continuer sa formation à Leipzig, y est arrivée avec une poignée d’euros en poche, s’est inscrits en Media Arts et a décroché une bourse juste avant de mourir de faim. Voilà le genre de fille que c’est.

 

Som aime la technique. Elle a choisi la vidéo, la photographie, l’installation comme moyens d’expression privilégiés. Ce n’est pas la norme. En Thaïlande, ces médias sont peu enseignés, et peu estimés. Les vidéastes ne jouissent pas du prestige des peintres. Ce sont des médias prisés en Occident, loin de l’académisme enseigné dans le royaume du Siam.

Au début des années 2000, Som met en images sa vie à Chiang Mai. Elle cherche encore son langage visuel, dans des vidéos qui mêlent une exploration de sa vie intérieure et de sa ville de résidence. En 2004, elle va dans les montagnes et filme les Karens. Ce « peuple des collines » est toléré par les Thaïs, mais maintenu à l’écart de la vie économique et culturelle du pays. En clair, un sujet pas très populaire dans les milieux de la bourgeoisie thaïe. Son sujet est pensé pour « augmenter la compréhension et le respect pour ces tribus des montagnes résidant en Thaïlande ». 

Aller au contact des gens devient sa marque de fabrique. Som choisit le format documentaire, sans rien abandonner en termes d’exigence artistique. En 2006, Taste of Noodles creuse les différences, mais aussi les échanges, entre Thaïlande et Vietnam à travers la « culture de la nouille ». En filigrane, il s’agit encore de parler de frontières, et d’aller voir au-delà des conflits ce que les cultures ont de perméable. 

En 2006, Som travaille sur la post-production d’un film sur les changements de la ville de Chiang Mai, à travers les yeux de cinq habitants âgés de plus de 70 ans. La mère de Som fait souvent des remarques sur les boulversements de la ville. Sa fille veut comprendre comment et pourquoi Chiang Mai a changé. Au même moment survient le coup d’état militaire qui renverse le gouvernement du premier ministre Thaskin Shinawatra. La Thaïlande connait une période d’instabilité. Les projets artistiques de Som se transforment. Elle prend conscience de l’incidence des décisions politiques sur la vie des gens. L’impact du politique sur les populations marginalisées se place désormais au centre de sa réflexion. 

Som Supaparinya dirige et produit de nombreuses vidéos entre 2006 et 2021[1], son nom est de plus en plus cité à l’international, elle est invitée dans des festivals dans toute l’Asie. Ses films sont souvent montrés au sein d’installations, avec plusieurs écrans, des photos, des objets, etc.

 

En 2021, elle termine Two Sides of the Moon qu’elle est venue montrer à Genève pour la Biennale Reconnecting Earth. Elle compare la vie de deux communautés, en amont et en aval de la rivière Moon, un affluent du Mékong sur la frontière entre la Thaïlande et le Laos. Chacune de ces populations a dû s’adapter aux changements induits par le barrage construit au début des années 90[2]. Certains ont dû apprendre à pêcher pour avoir un nouveau moyen de subsistance sur leurs terres inondées. A l’autre extrémité de la rivière, d’autres font le décompte des poissons disparus et des outils devenus inutiles. Som y exprime son amour de la nature thaïlandaise, dans des plans lents d’une intense poésie. Bien que tournée en noir et blanc, l’image n’arrive pas à effacer la beauté de ces paysages fluviaux. La caméra glisse sur la rivière, sublime les petits matins brumeux, les gestes des pêcheurs, avec en bruit de fond la forêt toute proche. Le caméraman, un ancien étudiant de Som, est aussi celui des films d’Apichatpong Wheerasetakul. 

 

La curiosité qu’elle a montré très jeune en s’intéressant à la vidéo ou à la photo s’étend à tous les aspects de sa vie. A Chiang Mai, elle a dirigé pendant plusieurs années un lieu financé par un organisme japonais. De nombreux chercheurs et artistes s’y retrouvaient pour des conférences et des échanges qui ont tissé des liens entre le Japon et d’autres pays du sud-est asiatique. Plus récemment, elle a pu bénéficier de plusieurs longues résidences en Europe, en particulier à Paris et à Berlin. J’ai pu organiser pour elle une résidence de trois mois à la Villa Ruffieux à Sierre en 2019. Pendant ces séjours, elle ne produit rien, mais va au cinéma, parfois plusieurs fois par jour, fréquente les musées, les galeries, s’informe, visite: « Je voyage, je regarde, j’engrange ». Elle est curieuse de tout. Rentrée à Chiang Mai, la période de gestation s’arrête. Commence la production, avec une vie rythmée par les visites à sa famille, les rencontres avec les amis. 

 

Som a successivement exploré les questions ethniques, de frontière, de subsistance. Chaque projet creuse un peu plus le sillon. Ses choix politiques se mêlent à des choix intimes. En parlant de son pays, elle revient aussi sur des pans de son histoire familiale. Cela se ressent dans son travail, marqué par une grande sensibilité. En 2023, Som Supaparinya s’est écartée du format documentaire et a produit une fiction, pour traiter des communautés LGBTQ en Thaïlande. Le temps dira s’il s’agit d’un nouveau tournant dans son travail. 

 

 image: Ten Places in Tokyo, synchronized 10 – channel video, 2016©Som Supaparinya at TOP Museum Tokyo Yebisu Festival 2018

 

[1] Time-Lapse City, Shooting Stars, My Grandpa’s route has been for ever blocked, Where the Wild Things are, Roundabout at Km 0, Unintentionally Waiting, A separation of sand and Islands, Collapsing Clouds from Stars, etc.

[2] Voir par exemple : https://www.wrm.org.uy/fr/articles-du-bulletin/les-barrages-sur-le-mekong-enflamment-la-region