La forêt urbaine de Line Marquis
Il ne faut pas se fier aux images sucrées-salées de Line Marquis. Sous les couleurs tendres et les paysages de rêve, l'apocalypse guette. Peintre qui redonne de la nature et des grands espaces jusqu'au coeur des villes, Line Marquis a été choisie pour figurer dans le numéro 4 de la revue L'Imprévisible consacré à la forêt, paru en novembre 2021. Des peintures récentes de Line Marquis illustrent le texte que j'ai eu le plaisir d'écrire pour ce numéro. L'Imprévisible est édité par www.olga-editions.ch à Genève. Chaque numéro est imaginé par Isabelle Bagnoud Loretan, Richard Charrier, Valérie Roten, Claude Zurcher, en souvenir de Grégoire Favre.
Véronique Ribordy
11/30/20216 min read


Légende image: La cabane, 2017, 77x98 cm, huile sur papier
LA FORÊT URBAINE DE LINE MARQUIS
Visite chez la fille qui peint des Pietà, des Vierges à l’enfant, mais aussi des apocalypses, des forêts où pourrissent des ruines contemporaines, des îles piquées de palmiers, des aurores boréales et des supernovas en pleine explosion.
Encore aujourd’hui, il m’arrive de ne pas savoir pourquoi une image s’accroche à ma rétine, au point où cela devient une sorte de manie obsessionnelle. Avec Line Marquis, ça a commencé plus ou moins comme ça. J’ai adoré ses silhouettes d’enfants perdus dans des mondes rouges et roses, avant de courir voir ses expositions, comme une groupie suit son idole sur les réseaux sociaux. Une de ses toiles a fini par remplacer avantageusement ma télévision. On y voit des filles en culottes rouges entre une forêt tropicale et un rocher escarpé sorti tout droit d’un tableau de Joachim Patinir.
Je ne suis pas la seule à aimer les tropiques et la peinture de la Renaissance flamande. Un jour, je me suis donc retrouvée dans l’atelier lausannois de Line Marquis avec Valérie et Isabelle, les deux conceptrices de L’Imprévisible, parce qu’elles aussi avaient été accrochées par ses « paysages idylliques et menaçants en même temps », fantasmes d’un paradis perdu où Dieu était une femme, comme l’a décrit l’artiste et écrivaine Merlin Stone.
Nous étions toutes les trois, Valérie, Isabelle et moi, assises en rang d’oignon sur un canapé qui avait connu des jours meilleurs, dans une ancienne boutique transformée en studio de peintre. Dans la vitrine, il y avait plein de petits objets rigolos et colorés pour que « les enfants aient quelque chose à voir sur le chemin de l’école ». Autour de nous, les murs portaient des traces de coulures bigarrées, des rayonnages accueillaient un amoncellement de toiles. Et, entre deux cafetières fumantes, une peintre de trente-neuf ans nous a raconté deux ou trois trucs.
Réparer le monde
Line est née en 1982 à Courchapoix dans le Jura, un village de 436 habitants, mais aussi une « commune … peuplée de talents exceptionnels et mise en valeur par de magnifiques paysages » affirme son site officiel. Line Marquis y a vécu une enfance libre et proche de la nature. Très tôt, son père encourage son aptitude au bricolage et met des outils à sa disposition. Et bien sûr, elle dessine déjà beaucoup. « Je me sentais différente, j’étais rêveuse, décalée ».
Jeune adulte, elle balance entre deux vocations, l’art et le social. Elle finira par ne rien choisir, fait suivre un Bachelor en travail social à Lausanne par un cursus peinture et dessin à la HEAD (Haute École d’Art et de Design) à Genève. Avec enthousiasme, elle découvre l’anarcha-féminisme, l’alter mondialisme, affirme son identité sexuelle et relit l’histoire de l’art à la lumière des écrits féministes de Valérie Solanas, Monique Wittig ou Edith Butler.
Elle travaille aussi, et découvre la précarité extrême au Sleep In de Renens, l’enfance handicapée à La Cassagne. Il y plusieurs façons de réparer le monde. Prendre soin de personnes abîmées, sans abris, échouées dans un foyer, en est une. Peindre en est une autre. Pour Line Marquis, « la peinture est une réparation. Peindre permet d’imaginer un futur. »
Tout se met assez tôt en place après le diplôme. Ce qui gratte (le sexisme, le racisme, l’homophobie, l’effondrement du climat, l’urbanisation folle) et ce qui caresse (la couleur, la lumière, le beau dessin, la nature foisonnante, l’enfance insouciante). Sa peinture oscillera entre ces deux pôles, pessimisme et rédemption.
Line Marquis a toujours dessiné et a longtemps préféré le papier à la toile. La couleur fait une irruption massive et triomphale dans sa peinture en 2014. Elle devient mère et elle s’affirme comme artiste. « Créer et procréer », elle aime bien dire, comme si c’était le même flux, la même source d’énergie. Aujourd’hui la création d’une peinture passe encore par le dessin, dans des cahiers d’écolière qu’elle remplit de croquis, de photos, de bribes de textes. Elle se nourrit de tout ce qui lui tombe sous l’œil, livres, photos d’architecture, reportages.
Inventer de nouvelles images
Très vite, elle est repérée par le marché, elle expose à la galerie Davel à Pully, à la Galerie C à Neuchâtel, chez Synopsis et Forma à Lausanne, à Delémont, Porrentruy, Bienne... Et alors qu’une pandémie et d’autres bouleversements se préparent, elle reçoit le prix Lélo Fiaux, un modèle avant l’heure de femme peintre libre et indépendante, et est invitée par Valentine Reymond au musée jurassien des arts à Moutier. Pour cette large exposition personnelle dans une institution, Line Marquis ose des grands formats, réduit sa palette à deux couleurs, le noir et l’orange, et fait poser ses Vierges à l’Enfant en jeans dans des natures redevenues sauvages où pourrissent des ruines modernes, à la manière des romantiques. Cinq toiles présentent des mères ou des couples de femmes directement inspirées par La Madone à la chaise de Raphaël ou la Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant Jésus de Léonard de Vinci. Le musée accroche aussi une série de Pietàs, images tragiques où un parent soutient un enfant étendu sur ses genoux. La peintre s’y est mise en scène elle-même avec sa fille, dans une nature aux couleurs apocalyptiques où tombent des oiseaux morts. Elle s’invite ainsi dans la « grande histoire de l’art », se confrontant aux artistes masculins de la Renaissance. Ce propos féministe est comme toujours étroitement lié à un souci écologique.
Ulysse est une femme
Il faut ici faire une pause et parler un peu littérature. Les éditrices de L’Imprévisible et Line se sont découvert des lectures communes, en plus de leur goût immodéré pour le café et les couleurs qui claquent. Elles ont toutes lu Dans la forêt de Jean Hegland, l’histoire de deux sœurs qui survivent à l’effondrement de la civilisation en apprenant à vivre en harmonie avec la forêt. A contre-courant du récit habituel où un Ulysse masculin fait son voyage, traverse mille épreuves et en revient, les sœurs ne luttent pas contre la nature, mais avec elle, protégées par les plantes et les arbres. Car les arbres pensent, s’organisent, interagissent et prennent soin les uns des autres, comme le raconte merveilleusement un autre livre, L’arbre-monde de Richard Powers. L’humanité ne se sauvera pas sans se préoccuper de ses forêts. La peintre et ses visiteuses décident que c’est plus ou moins le message qu’elles veulent faire passer, en buvant leur 23e tasse de café noir (certifié provenir de méthodes de culture durables).
Après notre visite à l’atelier, Line Marquis a réfléchi pour L’Imprévisible à une nouvelle série de peintures. Elle s’est souvenue de ses promenades lausannoises. Pas vraiment de la forêt, plutôt ces interstices où des arbres prospèrent malgré l’urbanisation. Des sortes d’actes de résistance dans la ville. Ici un coin de verdure auquel s’agrège une construction déroutante ou perturbante. Là une grange jurassienne ou un bunker tagué. Un graffito urbain qui rappelle malicieusement l’Olympia de Manet, souligné du mot LIBRE. Des blocs de couleurs étagés où plane le souvenir des paysages de Marianne von Werefkin, une des fondatrices du Blaue Reiter, que Line a pu voir à Ascona. Des enfants qui laissent éclater leur joie, suspendus à des branches, une belle naïade, nouvelle Ève abritée par d’étranges pins parasols roses et verts. Le pinceau de la peintre transfigure le monde visible, comme chez Odilon Redon que Line Marquis a beaucoup regardé. Les motifs se superposent, tissent entre eux des histoires bizarres, les couleurs stridulent. « L’étrangeté est le condiment nécessaire de toute beauté », c’est la leçon de Baudelaire.
Sobriété et douceur de l’enfance
Depuis plus de dix ans, Line Marquis crée des images fortes pour dire les problèmes d’une humanité souffrante et notre lien avec la nature. Fugitifs, déplacés, étrangers, femmes, enfants, les plus faibles sont mis en scène dans des paysages qui font caisse de résonnance avec leurs émotions. Leurs silhouettes fragiles ou fantomatiques baignent dans des couleurs flamboyantes, stridentes, intenses. Ces contrastes chromatiques provoquent un sentiment de subtile inquiétude. Les scènes les plus paisibles ou les plus joyeuses semblent annoncer un drame imminent. Quand Line Marquis quitte son manteau de prophète, c’est pour « offrir une surface qui fait du bien ». La peintre troque le drame pour la douceur et retrouve les couleurs de l’enfance. Son pinceau se drape alors de douceur et de délicatesse pour réparer le monde, oubliant pour un temps l’apocalypse qui guette.
Véronique Ribordy
Points de repère
Naissance en 1982 à Courchapoix (Jura) ; vit et travaille à Lausanne
2009 Diplôme en peinture et dessin à la Head ; nombreuses expositions collectives à partir de 2009, première exposition personnelle dès 2009 à la Galerie Synopsis, Lausanne.
2017 « Notes d’atelier 2009-2016 », éditions Art & Fiction
2019 « On vous attend », texte de Céline Cerny, éditions Art & Fiction
2020 Prix Lélo Fiaux, Vevey
2021 Musée jurassien des arts, Moutier
Line Marquis est représentée par la Galerie Forma, Lausanne.
Pour en savoir plus : linemarquis.net